RANONKEL DE JACQUES HAMILINK VAUT LARGEMENT UNE REEDITION
Je me suis mis à relire certains livres qui m’ont marqué dans ma
jeunesse. L’un d’entre eux est la formidable épopée Ranonkel de Jacques
Hamelink, qui date de 1969. Possiblement Hamelink est un écrivain un tantinet
trop rapide, trop poussé par la nécessité de son livre à lui, pour être
considéré comme l’auteur Néerlandais numéro un du siècle passé, honneur qui
revient sans doute à des maîtres comme Hella Haase ou Simon Vestdijk, mais son
livre est à mon avis un des récits les plus puissants du vingtième siècle. Un
pavé visionnaire qui contient, tel un écrit mythique fondamental, toute l’humanité – ou du moins sa part
occidentale – de la préhistoire jusqu’à nos jours en passant par le moyen âge.
Il a été conçu à travers des bonds et rebonds de tous genres, du monde intérieur
au monde extérieur, du microcosme au macrocosme, d’un passé onirique intemporel
au présent le plus cruel. Cela sans jamais vraiment déconcerter le lecteur qui
accepte toutes ses possibles incongruités comme des évidences. Un peu comme un
thriller psychologique qui lui permettrait de se déchiffrer lui-même et son
prochain. La langue est baroque, non plus cette approche d’un perfectionnisme
avare et plat sous prétexte d’efficacité, qui caractérise la littérature
contemporaine, mais généreuse, ne se retenant devant aucun adjectif, dans la
tradition d’un Rabelais ou d’un Cendrars. Un style qui permet de peindre toutes
les nuances du comportement du monstre humain (tant dans l’horreur que dans la
grandeur). Il est étrange que le livre ne connaisse pas une réédition, ni
plusieurs traductions. A notre époque de folies médiocres, sa lecture ferait un
grand bien.
Francis Cromphout
AVIGDOR ARIKHA LEVANT LE VOILE SUR LA TERRIBLE
BEAUTE
Qui est bien cet homme au geste de défense et au
regard rempli d’horreur devant ce qui se présente à lui? Et de quoi aurait-il
peur? Ou s’agit-il de stupéfaction devant un dessein inéluctable. Le mort
peut-être? Vue comme un destin? Telle qu’il l’a connue peut-être et à laquelle
il aurait réchappé à plusieurs reprises durant sa vie ? Cet auto- portrait
impactant, intitulé « Ipsius », est une découverte tardive de ma part d’un des
peintres les plus honnêtes que nous ait donné l’art contemporain. Il s’agit
d’Avigdor Arikha. Et son art, tout comme sa vie, représente le siècle que nous
venons de laisser derrière nous, dans ses aspects les plus poignants et aussi
les plus tragiques.
Né en 1929 sur le flanc oriental des Carpates, dans
une famille roumaine juive, il connut, enfant, toutes les horreurs qu’ont fait
subir aux pauvres gens d’alors les idéologies criminelles en vogue (soit nazies,
soit communistes). Empilés dans un wagon à bestiaux en Ukraine, en route vers
une destination dont son père savait qu’elle ne laisserait vivant personne de sa
famille, il poussa sa femme et ses deux enfants d’un talus dans un fossé rempli
de neige. La suite serait un itinéraire d’épouvante, dans la boue et la neige,
auquel le père, battu à mort dans un autre camp, ne survivrait pas, mais qui
laisserait saufs sa femme et ses enfants. « Soyez libres », avaient été les
dernières paroles de son père avant de succomber. Message qui ne manquerait pas
son effet, malgré que la réalité immédiate ne
promît rien de bon en ce sens. A ses 14 ans Avigdor, considéré comme l’un
des jeunes les plus vigoureux de son camp, fut mis au travail dans une fonderie.
Cependant, pendant les rares moments de repos, le jeune garçon dessina les
horreurs du camp avec une sûreté dans les traits qui força l’admiration de son
contremaître mais aussi ses craintes : « Enfant, tu joues avec le feu ! »…
Celui-ci, tout en détruisant les dessins les plus compromettants, qui évoquaient
les brutalités du camp, lui trouva un relieur qui réunit les dessins restants
dans une sorte de livre. Ce livre fut récupéré plusieurs années plus tard par
les soins d’un congressiste de la Knesset qui les présenta à Avigdor. Horrifié
celui-ci s’écria alors: « jetez-les, ils puent ! ». En réalité aucune odeur ne
se dégageait de ses dessins, sauf bien sûr ceux du souvenir des cadavres empilés
dans les fosses du camp de concentration...
Emu par le talent du jeune garçon, le patron de
l’usine s’arrangea pour qu’Avigdor et sa sœur aînée puissent prendre la place
d’enfants décédés dans une action de sauvetage à haut risque de la Croix Rouge.
Une séparation douloureuse de leur mère en était la condition. Un pénible voyage
en bateau sur la Mer Noire vers Istanbul, fut suivi d’un trajet en train qui se
termina en Palestine, à cette époque sous mandat britannique. Suivirent alors
des années de dur travail dans un kibboutz, alterné d’études, entre autres dans
une école d’art, et aussi d’accomplissement de devoirs militaires pour la jeune
armée israélienne en conflit avec ses voisins arabes. A l’avènement de la
république d’Israël, la guerre israélo-arabe le laissa pour mort, une balle
ayant transpercé l’un de ses poumons. Il survit miraculeusement à un long comma,
au moment même où on s’apprêta à l’enterrer.
Après la guerre, Avigdor, qui avait suivi les cours
de l’Ecole des Arts Bezabel à Jérusalem, obtint un bourse à l’Ecole Nationale
Supérieure des Beaux Arts à Paris. Le laisser-aller et l’académisme de l’école
le déçut. A Jérusalem il avait reçu une formation qui favorisait la créativité
et l’autodiscipline. Il avait été initié à l’abstraction figurative par un
ancien disciple de Klee et du Bauhaus et un autre maître, Isidor Ascheim, lui
avait révélé le secret de l’artiste authentique: « Pense que tu peux mourir au
milieu d’une ligne. C’est pourquoi tu dois la laisser parfaite ». Mais
l’ambiance aux aspirations universelles de Paris, les visites de musées, les
rencontres d‘âmes sœurs et aussi ses études de Philosophie, effacèrent
rapidement la première déception. Il s’initia rapidement à l’art moderne
dominant, de Picasso à Soulages et un voyage d’études en Italie le confronta à
l’art des fresques de la Renaissance. Il rencontra son épouse Anne, une poétesse
américaine. Le jeune couple fut soutenu par Alix de Rothschild qui leur procura
leur appartement sur la Place du Port Royal. Il fut l’ami de Alberto Giacometti
(qui lui conseilla de laisser l’art abstrait) et surtout de Samuel Beckett avec
qui il noua une longue amitié qui se prolongea même jusqu’après la disparition
de l’auteur irlandais. Elle fut faite de longue promenades, d’intenses
conversations et de pas mal de litres de whisky ingurgités. Beckett acheta de
lui le tableau « Noir et blancheur » (encore abstrait, mais d’une émotivité fort
grande avec une recherche remarquable de luminosité dans les ténèbres évoquées),
qui l’accompagna jusqu’à sa mort au pied de son lit.
En tant que moderniste abstrait Arikha connut assez
bien de succès, mais au moment où il commença à percer dans les milieux des
galeries et des collectionneurs, il changea de cap. Etait-ce l’influence de son
ami Giacometti, ou encore l’intérêt qu’avait suscité l’approche de la réalité de
« L’Agneau Mystique » des Frères Van Eyck, ainsi qu’une exposition de Caravage
qui lui révéla comment le peintre Italien dans sa manière picturale s’achemina
« directement vers le fond des choses » ? Un fait est que Arikha vit que
l’approche abstraite, devenue répétitive, réduisant tous ses tableaux comme à un
seul, était sans issue pour lui. Il ne
rejeta pour autant pas tout ce que le modernisme lui avait apporté : « Mondrian,
dit-il, a libéré la peinture de l’anecdote…et créa l’illusion que la mimesis
antique avait disparu, mais en refermant cette porte il y laissa la clé… ».
C’est celle-là que Arikha (et d’autres encore à la même époque) semble avoir
récupérée. Ce fut une lutte acharnée pour s’accaparer la réalité extérieure,
allant de pair avec une projection empathique intérieure, à travers plusieurs
matériaux, encre, huile, pastel et graphite. L’ami « Sam » (Beckett) parle d’un
« siège » devant le dehors imprenable.
Aussi Arikha ne se facilite-t-il pas les choses. Il
refuse ainsi tout dessin préparatoire: « le début de l’œuvre est un appel qui
demande une réponse immédiate ». Ce qui l’oblige également à terminer chaque
tableau dans une session prolongée indéfinie. Beckett dans une de ses formules
condensées dont il avait le secret, évoque à ce sujet « the gaze…absolutely
aimed ». Arikha part d’un point défini
sans savoir vraiment comment l’aventure terminerait. Un processus créatif qui
s’achemine vers une révélation. Celle du mystère des choses dont son art
soulève, à travers un point de vue inédit, le voile sur sa terrible beauté. Tel
que, par exemple, ce jeu de lumière et de reflets, capté dans le studio de
l’artiste.
FRANCIS CROMPHOUT
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