EL CURANDERO
Extrait du roman Les Plus Beaux de Francis Cromphout
Comme tous les soirs depuis qu’il s’était laissé envelopper par le cocon de chaleur humide de cette ville tropicale, avec ses édifices art nouveau et ses magasins en fer forgé datant de l’époque où les Fitzcarrald et d’autres aventuriers fous y avaient fait fortune dans le caoutchouc, Ernest chercha le frais sur la digue du Malecón Tarapacá. Il y vint prendre son bain oculaire quotidien en noyant son regard dans la mélasse jaune et mauve du soleil qui se couchait au loin, là-bas sur l’autre rive, derrière les masses de verdure qui en dessinaient les contours. Ce soir il se montrait particulièrement attentif à la beauté mélancolique du paysage. Une fois la nuit tombée, il se dirigerait vers le quartier flottant de Belén, où Salomon lui avait déniché un curandero qui avait consenti à l’accepter parmi ses patients pour une session d’Ayahuasca.
Les jours précédents, Ernest était sorti plusieurs fois dans ce district lacustre sur les rives de l’Itaya. Guidé par Salomon et Marciano il avait fait l’apprentissage d’exercices périlleux sur les troncs d’arbre qui reliaient les différents pâtés pour à chaque fois déboucher sur ce bar sur pilotis où il paya – façon de dédommager Salomon pour le logement gratis en face de chez lui – les bacs de bière qu’ils consommaient jusqu’à tard la nuit. Au cours d’une de leurs conversations agitées, Ernest les entendit parler de guérisseurs et de sorciers et de l’emploi qu’ils faisaient de puissants hallucinogènes comme l’Ayahuasca et le Toé. Il manifesta son intérêt et Salomon, fier de pouvoir aussi l’introduire dans cette partie là de son univers, lui proposa une rencontre avec un médecin ayahuasquero qui habitait le district et qui se faisait appeler Don Cipriano. On l’emmena cette même nuit jusque chez cet homme. Celui-ci, âgé d’une trentaine d’années, moustachu, mais habillé comme tout un chacun, l’avait reçu dans sa maison aux murs couverts d’images saintes. Il lui avait fait une bonne impression. Il lui avait parlé franchement de son art, expliquant qu’il prenait la potion ensemble avec ses patients afin d’aller à la recherche de l’esprit du mal, que la plante, l’ayahuasca, une liane dont il avait extrait l’essence par coction, lui enseignait à travers les visions qu’elle lui procurait. Ernest vit immédiatement le profit que certains patients souffrant de maux psychosomatiques pouvaient tirer de cette expérience, mais resta sceptique pour ce qui était des effets purement médicaux. Le curandero comprit fort bien ses doutes et lui déclara, bien raisonnable, que pour certaines de ces maladies (il les appelait « maladies de Dieu ») il avait des remèdes qu’il fabriquait à l’aide de plantes, mais que pour les autres, il les envoyait à ce qu’il appelait le médecin de l’hôpital. Il lui parla aussi de la purge, qui était un effet secondaire, lié à l’ingestion de l’ayahuasca, qui faisait que le patient se vidait tripes et estomac, ce qui le délivrait à coup sûr de toute substance toxique. Pour le reste, ajouta-t-il, son rôle principal était l’identification du « daño » et de ses causes.
Impressionné, Ernest évoqua son désir de participer à l’expérience. Le curandero lui dit d’abord que, vu qu’il n’était pas malade, c’était non. Ernest n’abandonna pas la partie. Il resta encore quelque temps et parlant de choses et autres et parvint à rompre la glace entre eux. Au moment de partir Don Cipriano lui dit qu’il pouvait revenir dans cinq jours à la tombée de la nuit, à condition de ne plus manger ni graisse ni condiments, de ne plus boire de boissons alcoolisées et surtout de s’abstenir de toute relation sexuelle. Renoncer à des activités sexuelles, n’était pas le plus dur pour Ernest, vu que depuis le début de son voyage, tout comme pour son voyage en Inde, les tentations et le goût de s’y livrer s’étaient faits rares. L’alcool, bon, ce serait dommage pour ses copains, il se limiterait à boire les excellents jus de ajuaje, cocona, camu camu et autres fruits sylvestres, dont il s’était fait adepte depuis son arrivée. Et c’est dans ces bonnes prédispositions que, cinq jours plus tard, Ernest, vint, seul cette fois, frapper à la cabane du curandero.
Devant la cabane, il vit un groupe d’une dizaine de personnes, des hommes surtout et deux femmes, dont l’une assez jeune. Il se mêla à eux et attendit en silence la venue de l’ayahuascero. Ils attendirent une bonne dizaine de minutes encore, le temps de voir comment l’obscurité les enveloppait complètement, lorsque celui-ci sortit de la cabane, vêtu d’un poncho noir, en compagnie d’un homme plus jeune, vêtu de la même façon, qui s’avérait être son assistant. Ils demandèrent de les aider à transporter certaines choses, une nappe en plastic rouge, deux cruches, des récipients en argile, plusieurs bouteilles. Equipé de cette manière, le groupe se mit en mouvement, suivant en file indienne le curandero et son assistant. Ce dernier avait une lanterne avec laquelle il éclairait le chemin, de façon à éviter que quelqu’un ne tombe dans un des ruisseaux qu’ils contournaient au cours de leur promenade nocturne. Ils marchèrent ainsi une demi-heure jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une clairière située au centre d’un terrain boisé. Là le curandero fit halte. Son assistant prit la nappe en plastic et la déplia sur le sol. Puis il déposa sur celle-ci poteries et bouteilles. Les deux cruches étaient remplies d’une substance gélatineuse. Les bouteilles étaient vides ou remplies de façon inégale. Cipriano pria les patients de s’asseoir autour de la nappe et réclama le silence. Son assistant éteignit sa lanterne après avoir allumé une cigarette qu’il donna au guérisseur. Celui-ci tira sur la cigarette, prit une des bouteilles et y souffla la fumée. Ensuite il prit une autre bouteille et souffla dans le goulot de façon à en extraire un sifflement grave, qu’il faisait vibrer longuement. Il prit encore une troisième bouteille d’où il sortit un sifflement aigu. Après quoi il entonna un chant. Une incantation, supposa Ernest. Puis il fit signe à un des hommes de se rapprocher. Il lui tendit un des récipients où il versa minutieusement un mélange de plusieurs liquides. Lui-même en but d’abord une bonne moitié et lui fit ensuite boire le reste. Là-dessus il invita la jeune femme à faire de même, puis fit de même avec quelques autres patients, Ernest remarqua qu’il versa à chacun des doses différentes. Lui-même ne reçut rien encore et se vit contraint à rester là en observateur.
Après une dizaine de minutes, l’homme qui avait pris en premier la potion, sembla touché d’un malaise et s’éloigna du cercle pour vomir. Lorsqu’il était de retour, l’assistant lui ôta la chemise et le fit prendre place au centre de la nappe. Cipriano mit le goulot d’une des bouteilles à la bouche et commença à saliver. Il s’approcha de l’homme et parcourut des mains sa poitrine et son abdomen. Sur quoi il refit le parcours, mais cette fois avec la bouche, tout en produisant des bruits de succion. Ceci fait, il fit se lever l’homme et lui tendit sa chemise. « Vous êtes guéri de vos maux de ventre, déclara-t-il, c’est votre foie qui est atteint. Plus d’alcool pour vous et plus de graisses ». Là-dessus, après avoir encaissé quelques billets qu’il passa à son assistant, il le congédia.
Entre-temps la femme avait quitté discrètement le groupe et s’était accroupie derrière un arbre. A son retour, la femme âgée qui l’accompagnait l’aida à se coucher sur la nappe et souleva sa robe jusqu’aux cuisses. Elle introduit ses mains sous l’étoffe et la palpa à l’entrejambe. Elle fit signe au curandero, qui s’approcha à son tour et appliqua ses mains longuement sur l’étoffe de la robe, à hauteur du bas-ventre de la femme.
- Don Cipriano, vais-je pouvoir le garder ?…
- Calmez-vous, comadre, je sais pourquoi tu es venue. Et lui aussi doit le savoir…Mais ne craignez rien, l’enfant naîtra à son heure et il aura un père.
La session se répéta avec deux autres patients encore. Lorsque tous s’étaient éloignés, Cipriano se dirigea enfin vers Ernest. Il lui donna un des récipients en argile et y versa une bonne part du contenu d‘une des cruches à laquelle il ajouta une rasade de l’autre. Lui-même reprit également des deux potions dans un récipient qu’il avait gardé cette fois pour lui-même. Il invita Ernest à vider le récipient d’un trait. Il en fit de même. Ils restèrent ainsi tout un temps, immobiles, les yeux dans les yeux, jusqu’à ce que Cipriano ramassât une sorte de mate, qui se trouvait près de lui, à côté de la nappe en plastic. Il l’agita rythmiquement, faisant sonner les petites graines qu’il contenait et commença à émettre des petits sons doux. Des syllabes, se dit Ernest, qui peu à peu devinrent paroles, puis des petites phrases qui suivaient la pente pentatonique d’un motif qui rampait lentement, un à deux tons en montée pour un en descente. Ernest se mit à chantonner à son tour, faisant vibrer son ossature sur les sons doux et pénétrants qu’il produisait malgré lui. C’était comme si, à eux deux, ils réinventaient la musique. Ernest se sentit un instant au faîte du bonheur, mais ensuite la descente fut vertigineuse. Un frisson traversa tout son corps. Il avait la tête qui tournait et sentit une envie irrépressible de vomir. Il courut aussi vite qu’il le pouvait en direction d’un arbre. Il sentit remonter tout ce que son estomac depuis des années, semblait-il, avait contenu de pesant et de superflu. Lorsqu’il s’était vidé, il se sentit comme différent, une sensation qui allait bien au-delà du soulagement.
A son retour, il remarqua que le curandero n’avait pas cessé de chanter, ponctuant de plus en plus ses mélismes du bruit de la maraca improvisée. C’est alors qu’il vit les petits points lumineux qui se mirent à bouger devant lui. Les ocres, les roses, les bleus, les mauves, ils tournaient, de plus en plus nombreux, au rythme du mate, auquel faisait écho chaque clignement de ses paupières. Les points se muaient en des formes variables où il reconnut, tout d’abord, des serpents, puis d’autres animaux, crapauds, caïmans, iguanes qui s’évanouissaient et se remodelaient, à partir du détail de quelque irrégularité de peau ou d’écaille, sous forme de branches, lianes, jusqu’à ce qu’un arbre surgit. « Un arbre », dit Ernest à haute voix, se rendant compte qu’au moment même où il proférait ces paroles, cet arbre était devenu autre chose, était devenu quelqu’un. « Une femme »…. Cipriano arrêta ses incantations, prit le récipient d’Ernest et le remplit d’un liquide aqueux.
- Tiens, bois ça !… Le liquide était doucereux et Ernest sentit refluer ses visions. Le curandero poursuivit : Cette femme, je l’ai vue également. Viens, il nous faut parler.
Assis en face de Cipriano, Ernest écouta avec stupéfaction, ce que celui-ci avait à lui dire. « J’ai vu aussi un homme blanc, cet homme se trouve à quelque 1000 kilomètres d’ici. Bien que tu ne le connaisses pas, il pense souvent à toi, ainsi qu’à la femme que tu as vue. Cette pauvre femme a été touchée d’un daño terrible, le plus terrible qui soit. Il lui vient d’un parent, et sans le vouloir elle te l’a transmis à toi aussi. Heureusement que tu as la musique, ajouta-t-il en souriant, sinon ta vie serait un enfer incessant. »
- Que dois-je faire, Cipriano ?
- Je pourrais te dire, va à la recherche de la femme et de l’homme, mais je ne suis pas sûr que ce soit ce qu’il faut faire…Continue, en tout cas, à faire de la musique.
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