LE VOYEUR DE LA NUIT
“Il y a plusieurs années de cela,
lorsque j’étais en train de regarder les Antiquités
de Rome de Piranèse, Monsieur
Coleridge qui était à mes côtés, me décrivit un ensemble de gravures de cet
artiste, qu’il appelait ses Rêves, et qui rappellent ses visions au
cours d’un délire produit par la fièvre. Certaines d’entre elles représentent
de grandes salles gothiques, contenant toutes sortes d’engins et de machines,
des roues, des câbles, des poulies, des leviers, des catapultes, etc.,
expression d’une force propulsée énorme
et d’une victoire sur la résistance.
Tout en rampant le long des murs, vous perceviez des marches; et sur
celles-ci, montant à tâtons, il y avait Piranèse lui-même ; suivez les
marches un peu plus loin, et vous observez que celles-ci, tout à coup, se
terminent abruptement , sans aucune balustrade, et ne permettant plus aucun pas
en avant à celui qui a atteint l’extrémité, sauf dans les profondeurs qui se
trouvent en-dessous. Quel sort attend ce pauvre Piranèse ? – vous supposez
au moins que ces efforts doivent d’une
façon ou d‘une autre s’achever ici. Mais
levez les yeux et voyez ce deuxième escalier plus haut encore, sur lequel on
perçoit de nouveau Piranèse, cette fois au bord de l’abîme. Elevez de nouveau
vos yeux et vous verrez un escalier encore plus aérien; et de nouveau ce pauvre Piranèse s’applique à
ses travaux en hauteur : et ainsi
de suite, jusqu’à ce que les marches inachevées et Piranèse se perdent dans
l’obscurité, dans la part la plus élevée de la salle. C’est avec cette même
force de croissance sans fin et de autoreproduction que mon architecture
procède dans les rêves. »
Thomas Penson De Quincey sur les Carceri
d’Invenzione de Piranèse
Suspendu au-dessus du clavier de son
portable, il hausse non sans effort son regard sur la blancheur de son écran.
Un effort vrai, actionnant la poulie de sa nuque afin d’élever son crâne en
quête de soulagement virtuel. Y a-t-il bien encore une échappatoire au réel,
même si elle devient de plus en plus pénible, même si l’issue offerte est
seulement constituée de vide ? Blanc de vide, vide de blancheur. Paysage
polaire prometteur d’icebergs et d’ours imperturbables sur lequel ses yeux
fatigués font de la luge, entraînés par aucune pensée.
Plus tard dans la journée il plonge
son regard dans la noirceur du canal. Vaguelettes aux reflets sombres ratissés
par le vent en boucles qui se propagent. Du Seuphor aquatique en quelque sorte,
voyageant à sa rencontre. Le vide de nouveau, davantage de vide d’ailleurs,
délesté de la blancheur qui est l’incognito des couleurs.
Les couleurs qui voyagent sans
cesse, se complaisant dans le vice de leur cercle fragmenté, jusqu’à ce que la
lumière se retire. Mais pas entièrement. Au plus profond de la nuit noire, en
voyageurs clandestins, subsistent ça et là les lueurs. Reflets de quels feux
qui couvent en quels lieux, éclats de quelles explosions lointaines ? Sang
de quelle pompe en chaleur, tuyaux de passage de quelle ardeur, enfouie dans
ses couches de chair, de peau, de poils ?
Lorsque les corps se réveillent, le
gris des brumes où se confondent encore les chats de la nuit, se lèvent peu à
peu, rejoignant l’atmosphère où la lumière se brise. Il voit au loin le jaune
qui surgit de l’orange, se détachant de la saignée occulte de l’aube, tendant
vers le bleu pâle qui entoure cette page Word. Il écrit les couleurs tels
qu’elles se sont succédé dans sa mémoire au cours d’innombrables matins. Il se
souvient des bleus gommés de nuages blancs ou gris, tachés d’huiles projetées à
même les tubes sur le tableau chaotique du ciel, mélasse de verts et de mauves
jusqu’à la saignée du soir et la chambre à coucher de la nuit qui engloutit à
chaque fois ses yeux fatigués, lourds de ses trésors lumineux, sous les draps
de l’absence.
Cette absence, il s’en rend compte,
est devenue son état naturel. Aussi
n’évoquera-t-il plus que cette lumière-là qu’auront retenue les ténèbres. Dorénavant
il sera le témoin de la nuit.
Le voici donc au bord du canal sur
ce quai encadré de briques rousses devenant exsangues tout à coup avec la
tombée du jour. Au-dessus de lui le ciel à tiré sa couverture noire de gris. A
sa gauche l’eau obscure clapote. A sa droite le bloc d’une usine à l’abandon.
Une immense porte en défend l’entrée.
Mais ce n’est qu’apparence.
Lorsqu’il se penche contre la surface métallique, celle-ci s’ouvre d’elle même.
Il entre en aveugle dans le noir qui le happe et entend la lourde porte se
refermer derrière lui. A tâtons maintenant, les bras tendus devant lui, il
caresse l’air qui l’entoure, avance comme à la nage. Ses pieds frôlent le sol,
pas à pas. Ses yeux qu’il tenait fermés, car ouverts ils ne faisaient pas la
différence, il les ouvre maintenant et se rend compte d’une lueur grisâtre, au
fond, vers laquelle il se dirige. Il y a une source de lumière quelque part qui
se départage en ombres, se brisant le long de l’escalier devant lequel il se
trouve. Il monte. Mais est-ce qu’il monte vraiment ?
Il marche et il marche, oui, jusqu’à
ce que l’effort lui pèse, lui signale l’écran devant lui qui scintille. Il
monte, mais c’est l’écran qui descend, qui s’enfonce dans le sans fond d’un
abîme. Chaque pas lui devient plus pénible. Il sent la sueur qui coule le long
de ses tempes. Puis l’éclair de la prise de conscience le traverse. Il est
resté sur place. Le découragement lui ferme à nouveau les yeux. Et voici qu’il
se trouve dans un ascenseur qui semble l’aspirer vers le bas. Mais lorsqu’il
s’arrête il a les yeux ouverts et voit qu’on l’a déposé sur une plateforme
entourée d’une balustrade. Est-ce un garde fou pour une tentative
d’infini ? Il avance en posant ses pas sur un sol de béton. A un moment
donné celui-ci prend fin et ses pieds foulent ce qui lui semble être un
parquet. Sur sa gauche il y a une paroi à l’apparence d’un grand trou béant qui
semble encadrer une surface liquide. Il s’en rapproche avec prudence et
découvre, là devant lui, les contours de son propre corps. Une poupée grise
inconsistante, constate-t-il, comme s’il avait été buriné dans une eau-forte.
Mais par qui ?
Qui dessine qui dans cette
gravure ? Qui imagine qui dans cet espace projeté ? Et qu’est-il
devant cette image inversée de lui-même,
vidé de toute sa substance. Un instant encore, jusqu’à ce qu’il disparaisse,
pour la rejoindre. Et le voilà là. La traversée s’est faite à l’instant. Et
c’est comme s’il avait laissé ses chairs derrière lui sur la plateforme au
miroir.
Au lieu de tomber dans l’abîme il se
sent flotter au-dessus des marches d’un nouvel escalier. Regard sans corps,
dont la forme le précède tel un guide désincarné. Œil de poisson nageant dans
le silence assourdissant des profondeurs, vaguement éclairées par les lueurs de
la surface marine. Et comme les poissons il respire sans heurts à travers des
branchies imaginaires. Il n’y pense même pas. Il voit seulement. Et ce qu’il
voit d’abord c’est le précipice au-dessus duquel il évolue et dont un accès de
vertige lui impose d’écarter la vue. Ensuite, au détour des courbes que suivent
les escaliers successifs qu’il survole comme le ferait un hélicoptère en
déroute avec les rails d’un train afin de s’orienter, ce sont au loin les
constructions aux formes étranges vers lesquels il se dirige comme vers une
promesse.
L’unique mouvement qui accompagne le
sien tout en s’y opposant, sont, dans ses montées et descentes sous-marines,
des nuages blancs qui traversent ce ciel inexistant en sens contraire. A
travers les barreaux des balustrades, qui paraissent gravés à la pointe sèche,
s’ouvre la perspective de poutres ornées de lourdes chaînes et de voutes d’où
pendent des anneaux massifs. Serait-ce une invitation ?
Il passe outre, plongeant, la tête
rentrée, sous une voute romane et ressort sur une petite place au milieu de
laquelle s’érige une énorme roue. Un homme nu y est attaché, prêt à être
démembré. Les rares silhouettes transparentes qui l’entourent s’en
désintéressent totalement. Lui se contente de regarder. La souffrance du
prochain en tant que nourriture de l’âme. L’âme, à laquelle tout son être
paraît être réduit, peut-elle exister sous une autre forme d’ailleurs que la
douleur ?
Mais tandis qu’il voit comment,
lentement, les os de l’homme se brisent, ses muscles se déchirent, c’est lui qui
a mal, affreusement mal, de la même façon dont un amputé continue à souffrir
d’une jambe inexistante dont les nerfs fantômes transmettent le souvenir de
leur souffrance à son cerveau. Cependant ce n’est pas d’un souvenir qu’il
s’agit. Le mal et la vision coïncident. Il ne reste, pour le sauver, que de
détourner les yeux et de s’apprêter à d’autres vues, qui sait plus puissantes
encore dans l’horreur.
La fuite en avant, au bout des
escaliers qui se relaient, s’avère l’unique antidote, avec peut-être de sublimes
splendeurs géométriques à la clé. Il
repart, le regard dilué dans les lointains réparateurs d’illusion. Dans son for
intérieur est apparue l’idée que s’il s’arrêtait il serait perdu. Mais même
s’il ne s’agit que d’une remise, une fois au bout de ce chemin, si c’est de
voir qu’il s’agira, il pense qu’il verra toujours. En attendant il se laisse
bercer par le mouvement qui le fait avancer comme à coups de nageoires le long
d’une Atlantide submergée.
Au-delà des balustrades qui
l’orientent et le limitent à la fois, les édifices en ruines, les places et
plateaux qui les bordent ou les entourent, lui apportent distraction et oubli
de soi. Même les silhouettes, entassées en petits groupes, de prisonniers
attachés les uns aux autres ou enchaînés aux lourds anneaux qui ornent les murs
de passage, font, avec leur douleur imaginée, s’évanouir la sienne. Jusqu’à ce
qu’une autre vision encore l’arrache à sa contemplation distanciée.
Un nouvel espace s’introduit à sa
vue, constitué d’un enchaînement d’escaliers combinés avec des constructions
hybrides à plusieurs niveaux. Ensemble éclaté en de multiples perspectives qui
l’engloutit sur le champ, le capturant corps et âme.
Arrivé au centre de cette folie
architecturale, un vent irrésistible s’empare de lui et le pousse en avant vers
une destination inconnue, accélérant progressivement sa flottaison jusqu’à une
vitesse extrême. Devant lui apparaît soudain un pont en pierre orné de têtes
sculptées, trophées en pierre placées là comme un signe de dissuasion. Le mouvement
qui l’entraîne l’oblige à un gros plan. Il risque de s’écraser, mais au dernier
moment il s’arrête pile. C’est l’horreur :
les têtes sont de chair et sanguinolentes et lui, cou coupé, en ressent
toute la douleur. Il s’évanouit, enfin.
Quelqu’un ou un inconscient lui-même
aura tiré les persiennes de ses paupières. Il se sent soulagé, un instant, puis
se rend compte qu’il n’a pas vraiment perdu conscience. L’aveuglement qui le
sauve, ne l’a pas libéré non plus de sa course folle. De nouveau le vent le soulève
et le pousse vers de nouvelles tortures encore inexplorées.
Soudain l’air qui l’enveloppe se
réchauffe. Sur l’écran de ses yeux fermés, en contraste avec la grisaille du
monde de la vision, apparaissent des taches de couleur qui trouent la toile de
projection. Ce sont des points verts d’abord, suivis de rouges contrastants, de
plus en plus vifs à la mesure de la poussée de chaleur. Cela serait-il l’enfer
ou seulement les limbes qui le précèdent ? Dans les deux cas, se dit-il, je serais bien mort et les
souffrances et afflictions qui m’envahissent, éternels. Après un temps l’air se
refroidit. Il se sera approché d’un foyer incandescent et le mouvement dont il
paraît être le jouet l’en aura ensuite éloigné.
C’est le froid maintenant qui
s’annonce. La température ambiante subit une descente vertigineuse. Tout comme
lui ? Ne sachant pas bien si la sensation de chute correspond au mouvement
réel qui l’entraîne, il ouvre à nouveau les yeux. Ce qu’il voit n’est pas un paysage de glaces,
ni des édifices couverts de neige, mais la même réalité couleur de plomb aux
lueurs blanchâtres, de poutres métalliques et de lourdes pierres de tout à
l’heure, bien que, en plus sombre. Et ce n’est pas en chute libre qu’il évolue
mais en une lente montée vers un trou sombre qui semble surplomber l’espace
qu’il parcourt. Il y a encore et
toujours les marches de cette longue série d’escaliers au long de murailles
sans fin dont les ombres projetées et les reflets lumineux suggèrent quelque
source de lumière venant du dehors.
Comme pour tout édifice carcéral il
doit exister un dehors quelque part. Mais toute référence est absente. Le dehors apparaît ici comme emprisonné par
le dedans qui est aussi l’espace en lui auquel s’est incorporée son âme. Dans
le vertige de son voyage où il se voit côtoyer les homoncules attachés à leurs
outils de torture, il se demande si
ceux-ci ne sont pas en fait les pratiquants heureux d’une civilisation de la
souffrance à laquelle lui aussi, à sa façon, participerait. Ce sera sa dernière
interrogation.
Dans ce qui lui apparaît maintenant
comme une évasion sans issue possible, il
fonce vers le sommet du vaste espace qu’il vient de parcourir. Lorsqu’il
croit s’écraser contre le toit, celui-ci ne lui offre aucune résistance. Quand
il s’y enfonce il découvre qu’il est constitué
d’un tricot de mailles
gribouillées au moyen de lignes et de traits de plus en plus rapprochés,
jusqu’à l’obscurité la plus noire dans laquelle il disparaît à tout jamais.
Francis Cromphout
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